« Les accords d'Evian ? Un vrai
marché de dupes ! »
sur Corse Matin
Jean-Baptiste
Ferracci a eu, en qualité de photographe de guerre (militaire puis civil), à
vivre certains des épisodes les plus marquants de ce conflit, mais aussi
l'exode des Pieds-Noirs, thème de son second livre, qui vient de sortir en
librairies.DR
Jean-Baptiste
Ferracci, notre nouvel invité dans le cadre de cette série, vient de publier un
second ouvrage sur ce conflit qu’il avait « couvert » comme
reporter-photographe
Jean-Baptiste
Ferracci* n'est pas Pied-Noir mais il a une grande connaissance du sujet. Et
pour cause : il a vécu cette guerre d'Algérie « de l'intérieur » pendant plus
de trois ans, en sa qualité de reporter-photographe. Civil d'une part. Et comme
envoyé spécial du journal L'Aurore. Militaire d'autre part (appelé du
contingent) et pour le compte de l'hebdomadaire des forces armées françaises
Bled.
Après
avoir publié en 2007 Images vécues de l'Algérie en guerre, notre compatriote
vient de livrer un second opus intitulé L'adieu (1962 le tragique exode des
Français d'Algérie) disponible depuis quelques jours en librairies**.
L'occasion,
dans le cadre de cette série de témoignages consacrée à ce conflit, de
recueillir son point de vue.
Quand
vous êtes arrivé en Algérie (en mai 1958) quel sentiment vous a inspiré la
lutte de décolonisation dans laquelle s'était engagée une partie de la
population musulmane ?
Si
tous ceux qui vivaient sur cette terre n'avaient pas le même niveau de liberté
et d'égalité (politique, économique, sociale) la population me paraissait
attentiste, prudente et, pour une large part, espérait une évolution
institutionnelle sans rupture avec la France.
Mais,
déjà, la violence était bien présente…
Elle
était le fait du FLN, aux méthodes terroristes ignobles. On ne peut se
prévaloir d'un combat de libération en s'attaquant à des hommes, des femmes,
des enfants de toutes les communautés, par la bombe, le fusil ou le couteau des
égorgeurs. Il fallait donc s'opposer à de tels comportements sanguinaires.
Votre
statut de reporter (militaire ou civil) vous a conduit à être dépêché sur les
événements les plus chauds. Quels sont ceux qui vous ont le plus marqué ?
C'est
en ville, à Alger, que j'ai vécu les épisodes les plus violents. Notamment la
fusillade meurtrière du 24 janvier 1960, où j'ai été pris, pendant une
vingtaine de minutes, sous le feu de fusils mitrailleurs balayant le square
Laferrière. Il y a eu aussi plusieurs attentats à la voiture piégée, comme
celui qui s'est produit sous mes yeux, le 24 décembre 1959, rue d'Isly. Mais
c'est dans cette même artère, le 26 mars 1962, que j'ai vécu le pire.
Que
pouvez-vous nous en dire ?
Quand,
à l'issue de la fusillade, j'ai parcouru les trottoirs jonchés de cadavres,
j'ai éprouvé un sentiment d'écœurement et de colère. Je pense qu'il aurait été
le même si j'avais été amené à couvrir les tragiques événements du 5 juillet
1962 à Oran, où un général français a refusé d'intervenir pour aider ses
concitoyens victimes d'un véritable lynchage de la part des nouveaux maîtres de
l'Algérie.
À la
fin de votre service militaire (avril 1961), vous êtes rentré quelques mois en
métropole. Quand vous êtes retourné en Algérie, comment la situation avait-elle
évolué ?
Malgré
la signature de ce marché de dupes qu'ont été les accords d'Evian, le climat
s'était gravement détérioré. La violence était partout. La désespérance avait
gagné les Européens d'Algérie et l'opposition des deux communautés était
devenue insupportable. Entre le 19 mars 1962, date de cette signature et la fin
de cette même année, il y a eu près de 100 000 victimes. Parmi elles, plusieurs
centaines de soldats français, plus de 4 000 pieds-noirs et environ 80 000
harkis !
En
tant que militaire, avez-vous ressenti, de la part d'une frange de la
population de la métropole, une forme de rejet ?
Je
n'ai jamais eu honte d'avoir participé à ce conflit car j'ai toujours estimé
avoir fait mon devoir en tant que Français d'une part, et en tant que Corse
d'autre part. N'oublions pas que près de 10 % des Pieds-Noirs étaient d'origine
corse. Gardons aussi en mémoire que notre île fût le seul département à voter
majoritairement non au referendum d'autodétermination, et que c'est sans doute
en Corse que les pieds-noirs déracinés (d'origine corse ou non) ont été le
mieux accueillis.
Comment
expliquez-vous que l'armée française ait été si sévèrement critiquée ?
Une
certaine intelligentsia composée de pseudo-bien pensants s'est emparée du sujet
en présentant tous les soldats ayant servi en Algérie comme des tortionnaires.
Des accusations qui émanaient souvent de complices conscients ou inconscients
du terrorisme.
C'est
oublier que les soldats français faisaient également l'école dans les douars
les plus reculés, soignaient, administraient, aidaient les populations qui
avaient beaucoup à craindre des terroristes, assassins de civils désarmés et
innocents.
En
tant que journaliste, que vous inspirent les critiques visant la presse
française, accusée de ne pas avoir, à l'époque, assez bien informé l'opinion
publique de la métropole ?
Pour
les médias, il était difficile, voire impossible d'avoir une vision correcte des
objectifs politiques du gouvernement de l'époque. La population métropolitaine
ne comprenait strictement rien au conflit, qu'elle ne connaissait d'ailleurs
qu'à travers les récits de ses enfants partis combattre là-bas, pour une cause
dont on ne leur avait jamais bien expliqué la finalité. Quant à la
médiatisation des événements qui se sont déroulés après le 19 mars 1962, il est
indéniable que les médias français n'ont, pour la plupart, pas su informer
objectivement la population métropolitaine. Plusieurs titres de la presse
écrite nationale de l'époque avaient d'ailleurs un caractère éminemment
partisan.
Estimez-vous,
comme certains, que l'État s'est rendu coupable de beaucoup de mensonges et de
non-dits pour justifier ses positions ?
C'est
une évidence. Interrogé sur l'acte de trahison le plus retentissant de la Ve
République, Alain Duhamel a répondu sans hésiter : « Celui du Général de Gaulle
vis-à-vis des Français d'Algérie ». Le manque de clairvoyance ainsi que
l'absence d'humanité et de compassion face aux drames vécus sont proprement
ahurissants.
En
1958, il s'était pourtant voulu rassurant…
Un
simulacre pédagogique ! Il est clair que, dès son arrivée au pouvoir, son
intention était d'agir pour l'indépendance. Mais il était beaucoup trop
intelligent pour dévoiler d'emblée ses objectifs. Les conséquences de cette
trahison ont été inhumaines, tant pour le million de pieds-noirs, que pour
beaucoup d'Algériens.
Comment
qualifiez-vous l'attitude de la France vis-à-vis des harkis ?
Scandaleuse.
Ils ont été lâchement et honteusement abandonnés, comme l'ont également été les
moghaznis, groupes mobiles de police rurale et d'autodéfense qui avaient choisi
de s'engager aux côtés de la France. Heureusement, quelques officiers et
quelques unités ont outrepassé les ordres pour les protéger et les conduire en
métropole où, souvent, ils ont survécu dans des conditions indignes. Cela a été
passé sous silence par les bonnes consciences françaises qui n'ont pourtant pas
manqué de s'incliner devant les quelques victimes des forces de l'ordre
appelées à réprimer, à Paris, une manifestation FLN qui n'avait rien de pacifique.
Le
phénomène de l'exode est le thème de votre second livre sur l'Algérie. Quelle
réflexion vous inspire-t-il ?
En
signant les accords d'Evian, la France n'a obtenu aucune garantie réelle et
significative, ni pour les Français d'Algérie ni pour les harkis. De Gaulle
avait estimé qu'environ 400 000 personnes quitteraient l'Algérie en quatre ans.
En fait, ils furent près d'un million en quatre mois, harkis non compris ! Si
la France l'avait voulu, l'exode aurait pu être organisé, canalisé. Au lieu de
quoi, il s'est agi de l'une des plus grandes migrations de notre histoire dans
des conditions d'improvisation inimaginables.
Quels
sentiments vous inspirent cet ultime épisode de la guerre d'Algérie ?
De
la tristesse devant l'abandon d'une terre qui n'était pourtant pas la mienne
mais que des hommes et des femmes avaient façonnée, développée, modernisée,
aménagée, pour en faire une perle du pourtour méditerranéen. De la honte devant
le désarroi de ces pauvres gens forcés de tout abandonner tout du jour au lendemain
et que l'on accueille en métropole dans l'indifférence.
Qu'est-ce
qui aurait pu éviter cette guerre d'Algérie ?
La
France n'a pas su, selon moi, saisir les nombreuses occasions qui se sont
offertes à elles, de réunir les conditions d'une paix durable. Par ailleurs, il
faut aussi admettre que la découverte en Algérie de pétrole, gaz naturel et
autres richesses, a aiguisé les appétits de certaines grandes puissances qui,
pour tirer les marrons du feu, ont largement soutenu la rébellion.
Et
qu'est ce qui, concrètement, aurait pu permettre à ce conflit de connaître une
issue globalement favorable à tous ?
Il
aurait fallu que De Gaulle ne fasse pas du FLN son unique interlocuteur, alors
qu'il existait des indépendantistes plus ouverts au maintien d'un lien avec la
France. Cela dit, la poussée de l'intégrisme islamique avait déjà commencé à
gangrener l'Algérie.
Êtes-vous
surpris par le battage médiatique fait autour du 50e anniversaire des accords
d'Evian, alors que la guerre d'Algérie a été un sujet tabou pendant un
demi-siècle ?
Pour
la Nation entière, elle a été une sorte de maladie honteuse dont il fallait
éviter de parler. Sinon pour accuser l'armée, les Français d'Algérie et les
harkis. Sur ce point, les chaînes de télévision (publiques en particulier)
continuent à avoir un comportement scandaleux en programmant certains films et
en organisant des débats qui, à travers le choix des invités, relèvent plus de
l'intox que de l'info. Comme s'il s'agissait encore et toujours de démontrer
que les méchants étaient du côté de la France et les bons, dans le camp du FLN.
C'est insupportable.
Heureusement, la parole s'est un peu libérée dans certains
médias (écrits en particulier) pour que certaines vérités soient enfin
rétablies.
* En
Corse, Jean-Baptiste Ferracci a notamment été, en 1975, le cofondateur (avec
Aimé Pietri) du magazine Kyrn. Élu conseiller municipal d'Ajaccio en 1983, il a
ensuite été directeur de cabinet de José Rossi.
**L'adieu (1962, le tragique exode des Français
d'Algérie) a été publié aux éditions de Paris-Max Chaleil. L'ouvrage de 208
pages est illustré par plus de 60 photos.