le cinquantenaire page 9

Journal du mardi 13 mars 2012
Série l'Algérie" c'était notre guerre"

"Oui ! La France nous a laissés tomber..."

PUBLIÉ LE 13/03/2012 08:35 | RECUEILLI PAR P.C.

Lakbar Benfissa, 7 ans et demi de combats pour la France, «250€ de pension par trimestre» ./Photo DDM P.C.

"Oui ! La France nous a laissés tomber..."


Durant plus de 7 ans, Lakbar Benfissa s'est battu «pour la France» avec sa harka, sur tous les secteurs les plus exposés, en Algérie. Pays natal où il ne pourra plus jamais retourner...

 

Son épouse est malade. Tous les jours, il va la voir à la maison de retraite. Mais la nuit, Lakbar Benfissa n'a plus personne à qui parler. Et c'est justement la nuit qu'elle revient toujours, la guerre… Ce cauchemar jamais terminé.

 

« Avant, je pouvais dire à ma femme, elle m'écoutait, je lui racontais, après, ça allait mieux, je dormais. Mais maintenant je suis seul, et ça revient, ça revient… Il me faut les cachets du docteur, sinon, je ne dors plus » finit par lâcher l'octogénaire devant son pavillon de Valence-sur-Baïse dans le Gers.

 

Un demi-siècle a passé depuis la fin de la guerre d'Algérie, mais pour l'ancien harki, le temps n'efface rien, non plus. Lui ? Il était paysan à Sidi Issa, dans l'ouest algérien et se partageait entre son petit lopin de terre et « les exploitations des Français ». « Les types du FLN, ils voulaient de l'argent, ils m'ont menacé : « si tu payes pas, on te tue ». Alors en 1955, j'ai rejoint une harka » résume-t-il quant à son engagement.

 

Harki, c'était payé « 250 francs par mois, comme les ouvriers agricoles ». Et pour ce prix-là… « J'y suis resté sept ans et demi et on a bougé partout, avec les hélicos, de la frontière tunisienne au Maroc, on s'est battu dans la montagne, aussi, au corps à corps, la nuit. C'était dur, le froid en hiver, le chaud en été, toujours chargés comme des mules. Et la guerre, c'est simple : si tu te bats pas, tu es tué », poursuit Lakbar Benfissa.

 

Ce que ça lui faisait de se battre contre d'autres Algériens qui voulaient la liberté ? « Ce sont eux qui ont commencé. Moi, comme beaucoup, j'étais bien avec la France » répond-il. Cette France qu'il découvre en 1960, à Paris, où le préfet de police s'appelle donc Maurice Papon.

 

« Parce qu'on nous a aussi envoyés faire les auxiliaires de police, fouiller pour trouver les armes du FLN à Nanterre », se souvient-il encore. Mais « à Paris, j'ai compris que l'indépendance finirait par arriver. » Il avait alors une femme trois enfants au pays. Avec eux, il a fait partie de ceux qui ont pu s'échapper. Et…

 

« J'ai été un peu choqué. La France, elle nous a laissés tomber. On est arrivé sans rien, à Saint-Maurice-L'Ardoise », poursuit-il. Saint-Maurice-L'Ardoise ? C'était un ancien camp de prisonniers transformé en camp de transit, dans le Gard. Ils y sont restés jusqu'en 1963. Puis ça a été le Gers.

 

« Les gens ont été gentils avec nous. Les racistes ? Rares. En Algérie, oui, il y avait beaucoup de racisme. Mais heureusement, ici, en 63, il y avait du boulot, j'ai recommencé dans les travaux publics ». Cinq autres enfants sont nés. Et en 1987, Mechmecha sa femme a reçu la médaille d'or de la famille française, encadrée désormais au salon.

 

L'Algérie ? « J'essaye d'oublier. Je regrette le pays, la famille, tout. Mais là-bas, on y retournera jamais. La vengeance, certains l'ont encore en tête… La télé dit toujours qu'on est des traîtres. Et puis, j'ai tout construit ici… »

Harkis, une page noire

Harkis, une page noire

En 1961, l'armée française recense 63 000 harkis, mais servent aussi 85 000 Français de souche nord africaine (selon la terminologie de l'époque) et d'autres supplétifs musulmans tels que moghazni s (supplétifs des Sections Administratives Spécialisées) et assès. Au 19 mars 1962, on estime à 263 000 le nombre de musulmans engagés côté français. Désarmés par ceux pour lesquels ils se sont battus et considérés comme des «collabos» par le FLN, les harkis sont abandonnés par la France, De Gaulle ne considérant pas ces Français musulmans comme Français. 75 000 environ réussiront à rejoindre la métropole (chiffre incluant les familles), entre 45 et 48 000 seront exécutés, dans des conditions parfois atroces, leur famille n'étant pas non plus épargnée.

"L'État français doit reconnaître cet abandon"


"L'État français doit reconnaître cet abandon"


Que représente aujourd'hui la communauté harkie, en France ?

 

Selon le général Faivre, nos pères étaient 20 500 lorsqu'ils sont arrivés. Avec les femmes et les enfants, cela représentait 66 000 personnes. Désormais la communauté compte 600 000 personnes. Compte tenu de l'âge qu'ils avaient en 1962, la majorité des harkis d'origine sont morts, les plus jeunes ayant environ 70 ans aujourd'hui. D'où l'urgence qu'il y a à recueillir leur parole, leurs témoignages ainsi que nous le faisons dans « Harkis, soldats abandonnés » (1), car nous voulons que cet abandon par le gouvernement français de 1962 soit enfin reconnu par l'État tout comme le mauvais accueil qu'ils ont reçu en France et le massacre dont ils ont été victimes en Algérie. Nicolas Sarkozy en avait fait la promesse en 2007, il ne l'a pas tenue. Nous ne demandons pas de dédommagement, juste d'être reconnus pour réparer une injustice.

 

Quel les sont vos relations avec l'Algérie d'aujourd'hui ?

 

L'Algérie a obtenu son indépendance, et il faut dire « heureusement ». Mais malheureusement, cela s'est fait dans la douleur, la souffrance et De Gaulle nous a bradés parce qu'il était raciste. Aujourd'hui, les Harkis sont un « boulet » pour la France et l'Algérie parce que pour avoir des héros d'un côté, il fallait avoir des traîtres de l'autre, inventer des « collabos » de l'Algérie française pour magnifier le rôle d'un FLN qui n'a pas non plus été exempt de fautes… or nombre de harkis enrôlés n'avaient jamais vu de Français, ils voulaient d'abord défendre leur village. Lors de l'indépendance et après, ils ont surtout servi à détourner l'attention du peuple. Arrêté et torturé pendant trois mois, mon père a fait 6 ans de prison, de 1962 à 1967. puis arrivé en France, on l'a collé dans un camp, à Saint-Maurice l'Ardoise où ils étaient soumis au couvre-feu. Là-bas, il était un traître, ici, un moins que rien. Il faut dire ces choses-là, que l'Office National des Anciens Combattants puisse archiver le témoignage de nos anciens : le jour où tous les « chibanis », vrais et faux héros qui ont écrit l'histoire en Algérie de leur seul point de vue auront disparu, cette parole permettra enfin d'écrire l'histoire de tous. Car l'urgent, maintenant, c'est de construire une Algérie réconciliée où tous les Algériens seront heureux, une Algérie prête à regarder son histoire en face, aussi.

 

Que retenez-vous de cette histoire tragique des Harkis ?

 

L'histoire des Harkis, c'est aussi l'histoire de France et elle doit donc être reconnue en tant que telle par un geste fort du Président. Des dizaines de milliers de Harkis ont été massacrés, nos parents ont été déracinés, humiliés, ont vu grandir leurs enfants orphelins de leurs racines, les ont vus perdre leur langue, le kabyle, l'arabe et malgré tout, ils ont tout reconstruit, en silence, sans attiser la haine. Il est temps de leur rendre leur honneur.

 

(1) Harkis, Soldats abandonnés, aux éditions XO

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