Marie-Thérèse et Guy
Ranéa, pour sortir des clichés sur les pieds noirs/Photo DDM P.C.
PUBLIÉ LE 06/03/2012 08:35 | PIERRE CHALLIER
Il y a 50 ans, le 19 mars 1962, c'était la fin de la guerre
d'Algérie. Nous publions cette semaine une série: «Que reste-t-il de l'esprit
pied-noir?». L'Algérie est synonyme de famille pour nombre de rapatriés qui
continuent souvent à se réunir.
Eh non... Pas de couscous ce midi. Mais une macaronade.
«Typique aussi, joue de bœuf, tomates et macaronis, un plat de travailleur qui
tient au corps», précise Guy Ranéa, posant le fait-tout sur la table. «Parce
que, 50 ans après, ce serait bien qu'on sorte enfin des clichés sur les
pieds-noirs», ajoute son épouse Marie-Thérèse, institutrice à la retraite.
Laquelle a donc choisi de jouer la carte du menu «décalé». Façon de river
d'emblée son clou au «c'est bon comme là-bas, dis!»
Tous les deux ? Ils sont de Béni Saf. «Comme Bernard
Henri-Lévy», ironise Guy, avec son «accent ch'ti», car «je suis du Nord, du
nord de l'Algérie». Mais l'important est évidemment ailleurs à l'occasion de ce
déjeuner chez eux, à Albi, avec leur cousine Paule Muñoz et Gabriel Sanchez,
frère de Marie-Thérèse.
Car, chez eux, la cuisine ne résumera jamais la nostalgie du
pays natal en une série de cartes postales anisées au Cristal, fleurant le
méchoui arrosé de Mascara. Certes, les souvenirs de riz au poisson convoquent
la plage de Béni Saf et Pâques, sabrioche sucrée, la mouna... Mais ce qui leur
est resté de «l'esprit pied noir» dépasse de loin la cuisine lorsqu'ils se
réunissent à table, pour partager ce qu'ils ont gardé «de plus précieux»: «le
culte de la famille», résume Gabriel, dont les racines se sont écartelées d'une
rive à l'autre de la Méditerranée.
Repas annuel de l'association des Béni-Safiens ou cousinade
des Muñoz, en alternance avec le grand repas associant enfants et petits-enfants
«pour transmettre»... Du côté de Marie-Thérèse, ils se retrouvent ainsi
régulièrement, depuis 40 ans, «en refusant le ressassement», soulignent-ils.
Mais sans oublier, non plus...
Sans oublier la tranquillité de Béni Saf, la communion de
ses communautés autour de leur légendaire équipe de basket, championne
d'Algérie.
«Mais elles ne se sont pas mélangées, c'est l'un des échecs
en Algérie», reconnaît Marie-Thérèse, dont le père, socialiste, militait «en
faveur d'une citoyenneté égale pour les Arabes et les Français». Oui, vie
harmonieuse qu'ils retiennent de leur petit paradis qu'ils croyaient à l'abri
de la tempête.
Jusqu'au jour où il y eut la bombe sur la promenade, l'ami
du père, tué sous les yeux de Paule, la résignation au départ, l'odyssée du
retour à bord du chalutier familial pour Guy et Gabriel que l'on crut perdu en
mer, ballotés le long de la côte espagnole tandis que les filles rentraient en
avion militaire avec des prisonniers de l'OAS, dans un chaos total, la France
n'ayant rien prévu de l'exode.
«Pourquoi êtes-vous partis ?», leur ont demandé leurs amis
d'enfance lorsqu'ils sont retournés voir Béni-Saf, en 1983. «Jusqu'au bout, on
a eu l'espoir de rester...»
Ils sont rentrés avec leurs mots
à la fin des repas, succès assuré pour Guy, lorsqu'il
s'attaque aux fables de La Fontaine en « sabir », mélange de français et
d'arabe, à ne pas confondre avec le « pataouète », qui mélangeait le français,
l'arabe, le castillan, le catalan et l'italien.
Au-delà de cette langue qui s'élaborait et dont l'aventure a
été brutalement interrompue, l'Algérie a offert de nombreux mots au vocabulaire
français qui s'est ainsi enrichi de… bakchich. Mais aussi de baraka, bézef,
bled, caïd, chaouch, chiche, clebs, flouze, gourbi, guitoune, kif-kif, maboul,
macache, oualou, scoumoune, smala, souk, tchatche ou toubib…
Arrivés dans les bagages des militaires et des Pieds-Noirs,
ils ont été adoptés en métropole et sont passés dans la langue de tous les
jours.